Dr Rémy Jullienne, chirurgien ophtalmologue
« Et si nous pouvions faire soigner nos compatriotes par des chirurgiens mauriciens grâce au don de cornées mauriciennes ; le projet est réaliste et réalisable. »
Malgré le fait que le prélèvement d’une cornée soit relativement « simple » et rapide et qu’elle soit une ressource quasi illimitée, il existe une pénurie mondiale. A l’Ile Maurice le nombre estimé de nouveaux patients nécessitant une greffe de cornée est de 80 chaque année. Cependant il n’y a aucune activité de prélèvement localement. Dans cet article, Rémy Jullienne, chirurgien ophtalmologue, propose le projet de rendre l’ile Maurice non seulement auto-suffisante en matière de greffe de cornée mais également exportatrice, créant ainsi un nouveau secteur d’activité de pointe pour le pays.
La greffe de cornée
La cornée est la partie avant de l’œil (Photo 1a & 1b). Elle mesure en moyenne 11mm de diamètre pour 0.5 mm d’épaisseur. De par sa forme convexe (lui conférant son pouvoir optique) et sa transparence, elle joue un rôle essentiel dans notre vision. Plusieurs maladies peuvent affecter la cornée. En altérant son état de transparence ou sa géométrie, ces pathologies cornéennes vont dégrader la qualité de la vision à des degrés plus ou moins profond. En cas d’atteinte permanente de la cornée, l’acuité visuelle sera alors perturbée. Dans les formes d’altération importante de la cornée, il faudra alors envisager son remplacement, par une intervention chirurgicale. C’est la greffe de cornée.
La greffe de cornée requiert une formation chirurgicale spécifique, un plateau technique et une instrumentation en microchirurgie de haut niveau et surtout une ressource extrêmement précieuse qu’est le greffon cornéen. C’est bien cette ressource qui conditionne l’accès à la greffe. Il existe cependant une pénurie mondiale. [1]
Le concept de greffe va au-delà d’une « simple » intervention chirurgicale. Classiquement il y a le patient et le soignant. Dans le cadre de la greffe il y a aussi le donneur. La greffe est en effet un Don, gratuit et anonyme. Cela fait appel à des concepts humanistes profonds par la générosité du don de soi et de la considération pour son prochain. Ceux qui bénéficient d’une greffe sont généralement les premiers à vouloir donner en retour. Il n’y a à ce jour aucune réelle alternative à la greffe. Malgré des décennies de recherche et d’essais avec des biomatériaux, le tissu cornéen humain demeure inégalé. [2] Il faudra donc compter sur le Don pour soigner ces patients.
Le concept de Eye Banking : du prélèvement à la distribution
Le prélèvement d’une cornée est relativement « simple » techniquement et rapide (moins de 30 minutes pour la paire de cornées). (Photo 2) Il peut être réalisé sur un donneur décédé (dans les 24 heures suivant le décès), à l’inverse d’autres organes qui nécessitent que le donneur soit maintenu sous assistance circulatoire dans une structure médicale. Le prélèvement n’entraine aucune atteinte visible du défunt ; les paupières étant soigneusement refermées. L’aspect esthétique du défunt n’en est absolument pas altéré et les rites funéraires seront réalisés comme à l’accoutumée.
Le greffon est ensuite envoyé à la banque de cornée (Eye Bank) afin d’être analysé, testé et conditionné. Elles peuvent être conservées pendant plusieurs jours avant d’être distribuées à l’équipe chirurgicale qui réalisera la greffe. Concernant le principe de compatibilité immunologique bien connu des greffes, le greffon cornéen fait office d’exception. [3] C’est en effet un tissu humain dépourvu de vascularisation et faiblement peuplé en cellules immunitaires. Il n’y a donc aucun test de comptabilité. La cornée délivrée par la banque de cornée pourra être greffée chez tout patient.
Déséquilibre mondial entre l’offre et la demande
Les maladies cornéennes représentent la 3ème cause de cécité au niveau mondial. [4] Dans l’étude, Global Survey of Corneal Transplantation and Eye Banking, [5] ils étaient 12,7 millions d’aveugles cornéens en attente d’une chirurgie. Cette étude, réalisée dans le cadre de mon travail de thèse, portait sur 148 pays (équivalent à 95% de la population mondiale). 185 000 greffes avaient été comptabilisées sur une année. Pour 1 patient greffé, 70 ne le seront jamais. Les chiffres montrent l’ampleur du problème et de la difficulté de l’accès aux soins.
L’activité chirurgicale de greffe est indissociable de l’activité de prélèvement en greffon cornéen. La pénurie en greffon cornéen étant le principal facteur limitant dans l’accès à une greffe. C’est le paradoxe d’une ressource quasi illimitée mais qui fait grandement défaut. Chaque défunt peut donner ses cornées. Il n’y a pas de limite d’âge. Les contre-indications aux prélèvements sont rares et systématiquement éliminées lors des étapes de contrôle qualité du eye banking. Nous serons donc tous potentiellement donneurs à notre mort.
Toujours selon la même étude, nous avions estimé l’incidence de nouveaux patients nécessitant une greffe à 55 – 75 greffes/an/million d’habitants.
Il existe une forte hétérogénéité dans l’équilibre de l’offre et la demande en fonction des pays. 35,7% des pays ont un accès satisfaisant à la greffe alors que 53.3% des pays n’ont quasiment pas accès à la greffe. Très rares sont les pays qui bénéficient d’un surplus de greffons disponible à l’exportation. Nous pouvons citer l’exemple des Etats Unis, leader incontesté dans l’organisation du Eye Banking et qui fournit à lui seul 85 % des cornées exportées. Une cornée US importée coute en moyenne 3000 USD. [6] L’ensemble des cornées exportées ne représente cependant que 10% de l’activité mondiale. Dans une démarche d’offrir un accès satisfaisant à la greffe à sa population, un pays doit forcément avoir sa propre source locale en greffon cornéen.
La dure réalité mauricienne et de notre région
Les pathologies cornéennes n’épargnent pas les Mauriciens. Si nous réalisons une projection sur l’incidence annuelle dans notre population, nous pouvons estimer à 80 le nombre de nouveaux patients par an. Ces nouveaux patients venant hélas s’ajouter à ceux qui sont déjà en attente.
A Maurice, le premier constat est qu’il n’y a aucune activité de prélèvement. Nous sommes donc dépendant à 100% de pays exportateurs d’une ressource qui fait grandement défaut. Ce statut d’importateur exclusif est toujours synonyme d’un accès très limité à la greffe.
Le sujet légal pèse aussi très lourd dans la situation actuelle. L’acte de prélèvement et la réalisation d’une greffe nécessite impérativement un cadre légal. A Maurice, le Human Tissue Act de 2018 est en cours de finalisation et représente le principal pré requis pour la création d’une banque de cornée à Maurice de même que L’importation de greffons cornéens qui n’est pas autorisée actuellement.
L’offre de soin locale est de facto extrêmement limitée et exclusivement dépendante de quelques missions humanitaires par des chirurgiens étrangers avec des greffons cornéens étrangers autorisés dans le cadre de dérogations ministérielles. Ceux qui souhaitent se faire soigner tenteront un traitement coûteux et incertain à l’étranger. Se posera ensuite la question du suivi médical pour ces patients greffés.
La situation n’est guère mieux dans la région. La banque de cornée la plus proche se trouve à l’ile de la Réunion mais l’activité reste cependant limitée et l’accès à la greffe difficile. En 2020, 29 greffes étaient réalisées pour 61 nouveaux inscrits. 37 cornées avaient été prélevées localement. Je cite l’Agence Française de Biomédecine qui décrit la situation chez nos voisins réunionnais : « l’activité y est très faible tous indicateurs confondus ce qui confère une mauvaise accessibilité à la greffe de cornée aux patients qui y sont domiciliés ». [7]
Vers l’autosuffisance excédentaire
Et si nous pouvions faire soigner nos compatriotes par des chirurgiens mauriciens grâce au Don de cornées mauriciennes ; le projet est réaliste et réalisable.
Au travers de mon parcours médical en France et de mes différents travaux scientifiques, j’ai été particulièrement impliqué dans le monde de la greffe de cornée. Je souhaite mettre cette expertise au service de ce projet. L’ensemble du parcours greffe est parfaitement connu. (Figue 1) L’autosuffisance implique la création d’une banque de cornée localement. Dans cette mission, le soutien de plusieurs banques de cornée étrangères est déjà acquis. C’est un élément majeur pour la réussite du projet. L’Expertise chirurgicale locale est également présente. Et dans le même sens, le soutien d’équipes chirurgicales étrangères est disponible pour des formations complémentaires. A travers ces formations, les chirurgiens mauriciens pourront s’aligner sur les dernières innovations relatives à la greffe de cornée.
Pour aller plus loin, Maurice pourrait être exportateur en greffons, distribuant à nos voisins cette précieuse ressource. Maurice pourrait être également un lieu pour que des patients étrangers puissent y trouver un environnement favorable pour bénéficier d’une chirurgie non disponible dans leur pays.
Les défis existent et je situerai au premier rang le cadre légal. Le législateur facilitateur est primordial dans ce projet national. Les spécificités du greffon cornéen la différentient des autres greffes d’organes. Les contraintes de prélèvement, de compatibilité immunologique et de sécurité microbiologique sont bien moindres pour la cornée. Plusieurs pays différencient d’ailleurs la greffe de cornée des autres greffes, afin d’avoir un cadre légal plus souple et adaptée à la cornée.
La ressource en greffon cornéen est décrite comme illimitée. L’autre défi concerne l’engagement des citoyens au Don. A Maurice, cela impliquerait de sensibiliser la population par des campagnes nationales. Le Brésil fait figure d’exemple et grâce à ses campagnes d’information, l’activité de prélèvement, auparavant faible, a augmenté sensiblement jusqu’au point d’atteindre l’autosuffisance. [8] La générosité et la solidarité mauricienne seront sollicités. Le donneur doit également pouvoir être accessible en prenant en considération les spécificités religieuses et funéraires à Maurice. Aucune religion ne s’oppose au Don.
Ces obstacles sont là pour être franchis. Un virage à 180° est possible pour passer d’une position de dépendant à celle d’autosuffisant excédentaire. A l’heure où Maurice aspire à être acteur dans le monde des biotechnologies, ce projet prend encore plus de sens.
Main Photo by Soroush Karimi on Unsplash.
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Références :
[1] Wong KH, Kam KW, Chen LJ, Young AL. Corneal blindness and current major treatment concern-graft scarcity. Int J Ophthalmol. 2017;10(7):1154-1162.
[2] Holland G, Pandit A, Sánchez-Abella L, Haiek A, Loinaz I, Dupin D, Gonzalez M, Larra E, Bidaguren A, Lagali N, Moloney EB, Ritter T. Artificial Cornea: Past, Current, and Future Directions. Front Med (Lausanne). 2021 Nov 12;8:770780.
[3] Borderie VM, Scheer S, Bourcier T, Touzeau O, Laroche L. Tissue crossmatch before corneal transplantation. Br J Ophthalmol. 2004 Jan;88(1):84-7.
[4] Pascolini D, Mariotti SP. Global estimates of visual impairment: 2010. Br J Ophthalmol. 2012 May;96(5):614-8.
[5] Gain P, Jullienne R, He Z, Aldossary M, Acquart S, Cognasse F, Thuret G. Global Survey of Corneal Transplantation and Eye Banking. JAMA Ophthalmol. 2016 Feb;134(2):167-73.
[6] Yong KL, Nguyen HV, Cajucom-Uy HY, Foo V, Tan D, Finkelstein EA, Mehta JS. Cost Minimization Analysis of Precut Cornea Grafts in Descemet Stripping Automated Endothelial Keratoplasty. Medicine. 2016 Feb;95(8):e2887.
[7]https://rams.agence-biomedecine.fr/activite-de-prelevement-de-greffe-de-cornee-et-dinscription-en-attente-de-greffe-0. 2021
[8] Almeida HG, Kara-José N, Hida RY, Kara-Junior N. A 15-Year Review of Corneal Transplant in Brazil. Eye Contact Lens. 2018 Nov;44 Suppl 2:S376-S381.