Philippe Boullé, former Director, United Nations Secretariat for the International Strategy for Disaster Reduction (UNISDR), and former Senior Technical Advisor for the ISLANDS Financial Protection Project, Indian Ocean Commission (IOC)
Bref rappel historique
L’importance stratégique des îles du sud-ouest de l’Océan Indien, situées le long de la côte sud-est du continent africain, est reconnue depuis le 18ème siècle. Ces îles fournissaient un point de relais essentiel aux puissances européennes pour leurs activités commerciales vers la péninsule indienne. Le canal du Mozambique était alors une des voies commerciales le plus utilisée dans le monde. [1]
L’histoire de ces îles pendant deux siècles fut compliquée et mouvementée. En 1721, la France prit possession de l’Isle de France et de l’île Bourbon. Plus tard elle colonisa les Comores, un archipel qui avait déjà des liens commerciaux anciens avec les villes de la côte est de l’Afrique. En 1784, le sultan des Comores vendit une des îles de l’archipel, Mayotte, à la France. La Grande Ile, Madagascar, fut mise sous protectorat par la France au 18ème siècle. Quant aux Seychelles, occupées à l’origine par des pirates, les Français en prirent possession en 1743, mais furent délogés en 1794 par les Anglais, qui obtenaient ainsi la base stratégique qu’ils recherchaient pour contrer les ambitions françaises dans la région.
La belligérance constante et principalement maritime entre colonies fut arrêtée lorsque le Traité de Paix de Paris en 1815 fixa les positions coloniales entre français et anglais, et ouvrit la voie au peuplement important des petites îles de la région par l’esclavage (aboli en 1841), et ensuite par l’immigration venant principalement de la péninsule indienne. Après la 1ère guerre mondiale, il y eut une tentative non aboutie de changer l’ordre des choses : la proposition de rétrocession de Maurice à la France. [2]
La Commission de l’Océan Indien (COI)
Après que Madagascar, Maurice, les Seychelles et les Comores soient devenus des états insulaires indépendants et que La Réunion (ex-Ile Bourbon) devint une partie intégrante de l’Etat français, la Commission de l’Océan Indien (COI), créée en 1982, fut institutionnalisée en 1984. La France/Réunion fait donc partie de la Commission. Il faut noter qu’après la passation par les Anglais de leur colonie de l’ile Maurice aux Mauriciens, l’archipel des Chagos resta sous souveraineté britannique.
La Commission est aujourd’hui solidement soutenue par tous ses membres. Elle participe activement depuis sa création aux activités de l’Assemblée générale des Nations Unies en sa capacité d’organisation régionale africaine. Elle est bien implantée sur les plans régional et national, avec un programme et des actions efficaces. A l’échelon continental, elle fait partie de la sous-région de l’Afrique de L’Est. En 2005, la Conférence Internationale des Nations Unies pour les petits états insulaires en développement (UNPEID), organisée à Maurice avec l’appui de la COI, adopta la Declaration de Maurice pour le développement durable des petits états insulaires. En 2015, la conférence plénière de l’Union Africaine pour la mise en œuvre du programme mondial de Sendai pour la réduction des risques de catastrophes eut lieu à Maurice.
Les défis importants confrontant aujourd’hui la Commission de l’Océan Indien
La pression géopolitique sur les Etats insulaires
La situation géopolitique qui affecte les pays membres de la Commission est le plus important défi du moment. Pour ces pays, la différence entre leur situation au 18ème siècle et celle d’aujourd’hui est l’acquisition faite à l’Indépendance de larges espaces marins, aggrandissant ainsi la taille et l’importance de ces états insulaires. Ceux-ci sont donc devenus des territoires de grande superficie qui attisent les convoitises et qu’il faut savoir gérer, défendre et protéger. L’Ile Maurice, par exemple, contrôle une zone exclusive économique de 2,4 millions de Km2. Les Etats concernés doivent donc ajouter la dimension de la gestion d’espaces maritimes à celle de leurs territoires terrestres.
Une concurrence agressive s’est développée dans la région depuis de nombreuses années entre les grandes puissances maritimes qui recherchent des points d’attache possibles pour assurer la libre circulation de leurs navires et obtenir des bases d’opération pour leurs activités, notamment de télécommunications, de transport aérien et de surveillance des autres puissances.
Cette nouvelle situation géopolitique dépasse le cadre régional des états insulaires du Sud-Ouest de l’océan Indien, et interpelle principalement les grandes puissances concernées, tant du côté occidental (France, Grande Bretagne, Etats-Unis) que du côté asiatique (Chine, Inde, Japon). Individuellement, les pays membres de la COI n’ont pas le poids nécessaire pour résister aux pressions des grandes puissances, surtout dans le contexte très particulier où ces grandes puissances sont à la fois des pays amis dont ils sont largement dépendants et en quelque sorte des entités étrangères qui donneront toujours priorité à leurs besoins de positionnement géographique pour assurer leur influence dans le monde.
La diversité structurelle des différents membres de la COI, loin d’être un obstacle insurmontable pour s’attaquer au problème géopolitique du moment, peut au contraire faciliter la recherche de solutions difficiles, mais durables et acceptables.
Il faudrait pour arriver à cela faire appel aux dispositions de l’Accord de Victoria, révisé en 2020. Celui-ci confère au Sommet qui réunit les chefs d’Etat de la COI une place statutaire qu’il n’avait pas jusqu’alors. Ces dispositions permettent à la COI de « conduire une action collective en phase avec les enjeux actuels et avec les ambitions des États membres ». Cette proposition peut paraître difficile à mettre en œuvre puisque deux grandes puissances étrangères concernées, la Chine et l’Inde, sont membres observateurs de la COI et que la France, également grande puissance, est membre à part entière de la Commission. Pourtant, c’est dans un contexte élargi de ce type que la COI et ses membres doivent se projeter, avec l’objectif non négociable d’éviter de nouvelles situations comme celle de l’archipel des Chagos.
La protection de la population et l’économie de la région contre les catastrophes
Le second défi majeur et urgent confrontant la COI consiste à protéger efficacement la population et l’économie de la région contre l’impact dévastateur des catastrophes de toutes sortes qui pourraient bientôt frapper tout ou partie des 25 millions de personnes habitant la région. La population des îles augmente, le nombre de bâtiments d’habitation ou d’immeubles commerciaux augmente également, créant des espaces physiques de plus en plus vulnérables aux catastrophes du futur. Entre 1980 et 2013, la région a subi en moyenne des dégâts de 430 millions US$ par an en raison des catastrophes.[3]
Dans le monde de demain, l’instantanéité et la puissance d’une catastrophe peut causer en un coup la mort de 50 000 personnes- c’est-à-dire plus que la population totale de l’Ile Rodrigues, appartenant à l’Ile Maurice – ainsi que des dégâts matériels extrêmement élevés. Ce fut le cas récemment en Turquie et en Syrie, dans un environnement physique certes bien différent de celui de notre région. La « grosse catastrophe » ne se produit pas seulement dans le domaine de l’environnement ou du changement climatique. Cet exemple nous fait réaliser l’importance capitale pour nos populations d’anticiper et de prendre les mesures nécessaires pour réduire les risques qu’un aléa se matérialise en une catastrophe dévastatrice, par exemple un tsunami, une éruption volcanique, une submersion marine ou méga-cyclone. IL ne faut pas se voiler la face : aucun pays de la région ne dispose à lui seul des moyens nécessaires pour faire face à de telles situations.
L’étude exhaustive du « International Journal of Disaster Risk Reduction intitulée “Troubling partnerships: perspectives from the receiving end of capacity development” (2021) démontre clairement l’importance pour les pays en zones particulièrement vulnérables aux catastrophes de pouvoir s’appuyer sur leur propre capacité pour mieux connaitre les dangers spécifiques qui les menacent et déterminer les actions nécessaires pour réduire ou faire disparaitre ce danger. Les Seychelles ont participé à cette étude.
La COI possède déjà tous les éléments techniques, scientifiques et organisationnels pour mettre en place une capacité globale autonome pour protéger toute la région, terre et mer comprise. Le Bureau d’études canadien BAASTEL confirme dans son rapport « Building Capacities for Increased Public Investment in Integrated Climate Change Adaptation and Disaster Risk Reduction (2017) », que la COI, en association avec l’UNISDR et la Banque Mondiale dans le projet IFPP (ISLANDS Financial Protection Programme, IFPP), terminé en 2015, avaient réussi à créer un fondement solide et durable sur lequel construire un système de connaissance des risques futurs spécifiques à la région et de définition de politiques publiques appropriées. Ce projet a permis la mise en action de la méthode DESINVENTAR pour l’établissement d’une base de données sur les dommages causés par les catastrophes, de la méthode CAPRA pour le « probabilistic risk assessment » projetant les catastrophes naturelles possibles ainsi que l‘intégration dans les investissements publics des besoins combinés de la lutte contre le changement climatique et la réduction des catastrophes. Le projet de protection financière contre les risques de catastrophes et climatiques a produit un rapport exhaustif sur la région COI dans son ensemble ainsi que des rapports très détaillés sur Maurice, Les Comores et Madagascar.
Il faut donc utiliser les acquis de ce projet très novateur, qui n’a pas eu de suite, pour créer maintenant au sein de la COI cette capacité globale technique autonome pour les catastrophes. L’équipe aurait la tâche d’élaborer un plan directeur avec des objectifs précis à long terme pour la prévention et les secours en cas de catastrophes, incluant des étapes intermédiaires bien définies pour atteindre ces objectifs, et un budget détaillé pour les actions à mener. L ’équipe serait pérenne pour que le progrès du programme soit constant et continu, et basé sur les acquis des phases précédentes. Elle devra s’appuyer sur une « technical back up support capacity » extérieure, car le domaine de la réduction des risques est très spécialisé, touchant à de nombreuses disciplines qui ne peuvent toutes être représentées.
Dans cette optique, cette équipe pourrait travailler en étroite association avec le projet IRiMa du Bureau des Etudes Géologiques et Minières (BRGM, français) qui vient d’être lancé et dont l’objectif est d’ « élaborer une nouvelle stratégie de gestion des risques et des catastrophes et leurs impacts dans un contexte de changements globaux…et de pouvoir proposer des outils innovants pour détecter, comprendre, quantifier, anticiper et gérer les risques et les catastrophes ». Ce nouveau projet couvre toute la France et englobera donc un membre de la Commission, la Réunion.
Conclusion
Les états insulaires du sud-est de l’océan Indien, réunis au sein de la COI, doivent se montrer extrêmement vigilants pour préserver leur identité et leur indépendance, face aux demandes d’implantation sur leurs territoires des grandes puissances pour des activités tant commerciales qu’hégémoniques au niveau international. Leurs eaux territoriales font partie des éléments à protéger. La Commission de l’Océan Indien peut être un instrument important de support collectif pour suppléer ses états membres qui n’ont pas individuellement le poids nécessaire pour résister seules aux demandes exigeantes des puissances étrangères.
Parallèlement, en ce qui concerne le second volet de ses activités, dont l’importance ne devrait pas échapper à la COI, la Commission renforcerait son importance ainsi que sa capacité fonctionnelle et de représentation régionale en utilisant les acquis du projet IFPP pour créer une capacité globale technique pérenne, dédiée à l’anticipation et l’action contre les catastrophes. Il faut acquérir directement et s’approprier le bénéfice des nouvelles opportunités et capacités d’actions maintenant disponibles offertes par la révolution numérique mondiale, le progrès technologique et, sous conditions, l’intelligence artificielle.
Bibliographie
[1] Toorawa, Shawkat M, ed. (Year unknown) “The Western Indian Ocean. Essays on Islands and Islanders. Oriental Manuscripts Library and Research Institute », Hyderabad. ISBN- 978-99949-22-32-1
[2] Rivière, Lindsay. 2021. « Redevenir L’ISLE de France? La folle aventure de la rétrocession de l’Ile Maurice à la France ». Pamplemousses éditions, Ile Maurice ISBN -978-99949-980-1-2
[3] Indian Ocean Commission. 2015. “Creating the foundations for the effective reduction of climatic and natural disaster risks in the South-East Indian Ocean Region”. 2015. La Sentinelle Ltd. Mauritius. ISBN 978-99903-71- 07-9
Main photo by NASA Goddard Space Flight Centre on Flickr(Creative Commons).
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