Gilles Michel, Président, Charles Telfair Institute, Ex Directeur Général du Fonds Stratégiques d’Investissement Francais.
A l’instar de celle du Covid-19, beaucoup des crises économiques récentes ont été le résultat d’un choc externe (e.g. guerre, catastrophe naturelle) ou sectoriel (e.g. cours des matières premières, défaillance financière, défaut d’un pays) qui, en se propageant rapidement dans des économies très intégrées se sont amplifiés en occasionnant des dommages considérables. De nombreuses entreprises se sont en effet trouvées fragilisées, voire menacées, par une brutale chute de la demande, un système financier soudainement inopérant, ou la défaillance de pans entiers de l’économie, alors même qu’elles étaient saines, profitables et bien gérées. Des risques majeurs montaient en termes d’emploi, de pérennité du tissu économique ou de contrôle du capital des entreprises.
Intervention de L’Etat
Dans un tel contexte, et quelle que soit sa coloration politique ou sa philosophie économique, la puissance publique se trouve immanquablement confrontée à une très forte demande d’intervention au nom de la préservation de l’emploi et de la protection du tissu économique. Deux logiques auxquelles s’ajoute souvent une sorte d’argument moral : ni les entreprises, ni les personnes qui y travaillent ne sont « responsables » de ce qui leur arrive. Après tout, n’est-ce pas le rôle régalien ultime d’un Etat, que de mobiliser, en cas d’agression, sa puissance afin de protéger le pays et de donner à ses citoyens les moyens de se battre ? Mais quand c’est la « signature » de l’Etat qu’il s’agit de mobiliser, de nombreuses questions, dont certaines redoutables se posent : est-il légitime d’intervenir plutôt que de laisser agir le marché ; est-ce efficace ; quelle contrepartie exiger ; quelle nature d’intervention ; au travers de quel type d’instrument ; comment définir les secteurs ou entreprises à soutenir ; quelle influence sur celles-ci ; quelle rentabilité pour l’argent public ? Etc.
Cette problématique n’épargne pas l’île Maurice en 2020. L’effondrement des flux aériens et touristiques, la chute du commerce mondial et donc de la demande de produits et services exportés par le pays, la baisse des actifs mondiaux sont en effet autant de menaces sur des pans essentiels de l’économie du pays. Les secteurs hôteliers, textiles, de la construction ou financier sont tous aux premières loges de cette crise. Au moment où des réponses se mettent en place, en particulier avec l’annonce de la création d’un fonds d’investissement public (Mauritius Investment Corporation – MIC) il est utile de se pencher sur des expériences passées pour pouvoir bénéficier de leurs leçons.
Or, de ce point de vue, la création d’un « Fonds Stratégique d’Investissement » fin 2008 en France est une référence particulièrement intéressante. En effet, alors que le monde se trouvait encore dans la sidération de l’effondrement du système financier provoqué par la chute de la banque Lehman Brothers, la France choisissait très tôt de mettre en place un Fonds spécifique. Ce Fonds entièrement nouveau et massivement doté (20 Mrds€ de capitaux propres) avait pour vocation d’intervenir en fonds propres au sein des entreprises. Procédant de la volonté politique du Président de la République, le choix d’un nouvel outil ad hoc était la conséquence du parti pris délibéré de ne pas utiliser les dispositifs et instruments publics existants dans un pays qui, pourtant, n’en manquait pas. De ce Fonds on attendait qu’il renforce avec réactivité et agilité des entreprises, certes fragilisées par la crise, mais porteuses d’avenir en investissant de manière professionnelle et avisée. Il était, ainsi, un levier essentiel du dispositif anti crise mis en place par les autorités.
Le Fonds était, ainsi, un levier essentiel du dispositif anti crise mis en place par les autorités.
Le rapport d’information rédigé mi 2011 par le sénateur Fourcade pour la Commission des Finances du Sénat français analyse les premières années de fonctionnement du FSI, celles des premiers pas dans l’urgence de la crise. Et il en dresse le constat très largement positif d’un « nouvel acteur de politique industrielle à la doctrine originale ». En effet, le FSI a fait des choix originaux et forts dans trois domaines essentiels – gouvernance, doctrine et professionnalisation – qui sont autant de clés de son bilan et des enseignements que l’on peut en tirer.
Gouvernance
Du fait de sa nature même comme du contexte dans lequel il était créé, la gouvernance du FSI allait devoir répondre à des défis dépassant largement les classiques missions de direction et de contrôle [1]. D’une part, le FSI allait immanquablement faire face à de nombreuses injonctions de la part d’une « sphère politique », qui se considérait comme l’ultime donneuse d’ordre et la propriétaire de l’institution. Et d’autre part, étant donnée l’ampleur des enjeux, il serait nécessairement l’objet de considérables pressions visant à orienter son intervention. La gouvernance fut donc organisée autour de trois « étages » se répartissant clairement les rôles de supervision, de responsabilité opérationnelle et d’orientation :
- un Conseil d’Administration resserré avec trois hauts représentants des actionnaires publics (Caisse des Dépôts et Consignations, Etat) et trois dirigeants reconnus du monde des affaires. Le conseil, décisionnaire ultime et exclusif des actions du FSI, disposait d’une forte autorité de compétence. Il pouvait alors non seulement « rendre compte » efficacement auprès de ses actionnaires ou de la sphère politique, mais aussi le « protéger » vis-à-vis de ceux-ci;
- un Directeur Général, issu du monde de l’entreprise privée, rapportant au seul Conseil d’administration. Il était l’unique responsable de la marche opérationnelle et des résultats du Fonds et la seule voix autorisée à s’exprimer à ce titre. Il avait ainsi les moyens de mener à bien sa mission sans interférence ou perturbation;
- un Conseil d’Orientation, organe consultatif composé d’une vingtaine de personnalités. Le parcours de ces dernières était représentatif de la diversité des parties prenantes du Fonds (syndicats, professionnels, politiques, société civile). Ce Conseil était chargé d’assurer la cohérence de la doctrine d’investissement du Fonds et de sa stratégie à long terme au travers d’un dialogue régulier.
‘Répondre aux difficultés des entreprises, mais pas aux entreprises en difficulté’
Le mandat du FSI avait été résumé dans une habile formule – « répondre aux difficultés des entreprises, mais pas aux entreprises en difficulté » – pour signifier que sa vocation était celle du développement plutôt que du retournement. Cette voie étroite a rapidement été traduite dans une « doctrine » d’investissement, posant un cadre de référence public à l’action du FSI autour des principes suivants:
- l’intervention était réservée aux secteurs de l’industrie et des services;
- les investissements devaient se faire auprès d’entreprises porteuses du renforcement de la compétitivité de l’économie française : Petites et Moyennes Entreprises (PME) de croissance, Entreprises de Tailles Intermédiaires (ETI) au potentiel d’acteur de référence de leur secteur, ou plus grandes entreprises. Ils pouvaient être fait soit, de manière privilégiée, par la voie de fonds propres ou de quasi fonds propres, soit, le cas échéant, au travers de fonds spécialisés;
- la décision d’investir était basée sur le projet de l’entreprise, et associée à une perspective de rendement justifiant la qualité d’investisseur avisé du Fonds;
- l’investissement devait être minoritaire, en accompagnement d’autres investisseurs privés, pour ne pas créer un effet d’éviction et, au contraire, faciliter l’engagement du privé par effet de levier et d’entraînement;
- le FSI avait vocation à participer aux organes de gouvernance des sociétés. Il devait y adopter une posture d’investisseur « socialement responsable », non pour imposer son propre agenda mais pour le promouvoir en participant à l’élaboration et à la mise en œuvre de la stratégie;
- l’investissement était envisagé avec un terme. Le FSI avait en effet une mission d’accompagnement sur une période, et pas de construction d’un nouveau pôle d’entreprises à capitaux publics dans le pays.
La nécessité de mettre en œuvre le projet du FSI avec un professionnalisme rigoureux et irréprochable est vite apparue comme une condition de sa capacité à agir.
Professionnalisme
La nécessité de mettre en œuvre le projet du FSI avec un professionnalisme rigoureux et irréprochable est vite apparue comme une condition de sa capacité à agir. Toute lacune de ce point de vue aurait d’ailleurs présenté un angle de remise en cause facile et attractif à tous ceux qui avaient intérêts à ne pas le laisser prospérer. L’attention s’est tout particulièrement portée dans trois domaines :
- Le choix des équipes : Il fallait s’assurer de la bonne adéquation de leurs profils avec les besoins et missions du Fonds et une loyauté sans ambiguïté vis-à-vis de leur employeur. Ainsi, l’intégralité d’entre eux a fait l’objet d’un recrutement ad hoc, sur contrat de droit privé, via un process de sélection confié à un cabinet de recrutement externe. Avec cette approche la neutralité et l’équité des recrutements, et donc la crédibilité des collaborateurs a été établie dès l’origine du Fonds ;
- Le process de prise de décision : au-delà d’une exigence de rigueur et de qualité des projets d’investissements, la question de l’équité dans le traitement des dossiers était jugée existentielle pour le FSI. Porteur d’une mission d’intérêt général lui donnant obligation d’instruire tout dossier lui étant présenté, le FSI devait s’organiser pour pouvoir rendre compte de ses décisions. Une grande attention a donc été portée à jalonner les étapes d’instruction, à normer le contenu des dossiers, à définir les niveaux de délégation et responsabilité des différentes instances de décision. Le FSI a toujours pu rendre compte non seulement de ses investissements, mais aussi de ses non investissements malgré, parfois, polémiques et procès par médias interposés ;
- La présence dans les entreprises : une condition à l’investissement du FSI était sa participation à la gouvernance, partie intégrante de l’accord capitalistique négocié avec l’entreprise. Pour éviter de créer un puissant repoussoir avec la perception d’une intrusion politique ou administrative, le parti a été pris de recourir à des administrateurs indépendants acceptant de représenter le FSI au travers d’une « lettre de mission » partagée avec l’entreprise. Cette posture exigeante supposait l’identification de personnalités crédibles et reconnues du monde des affaires acceptant de jouer un délicat exercice d’équilibre. Elle a fortement contribué à crédibiliser le FSI auprès des entreprises.
La Banque Centrale de Maurice a mis en place la Mauritius Investment Corporation
En quelques semaines, le FSI s’est construit comme une institution professionnelle, transparente et réactive, capable de mobiliser de considérables moyens publics et d’accomplir son ambitieuse mission en résistant aux jeux d’influence et en ne se substituant pas aux acteurs privés de l’investissement. En 24 mois, le Fonds aura investi 3,8 Mrds€ dans près de 800 entreprises au travers d’une vaste palette de modalités (investissements directs, fonds d’investissement sectoriels ad hoc ou abondement à des fonds préexistant), et en assurant un retour convenable aux capitaux investis. Ainsi que le résume le rapport Fourcade au Sénat, il aura « démontré son utilité » et passé le test de « la rationalité économique ».
Bien sûr, le contexte de l’île Maurice n’est pas le même que celui de la France en 2008. Mais le projet de la Mauritius Investment Corporation fera, à bien des égards, face à de nombreux défis analogues : agir vite, établir sa crédibilité par un bon équilibre dans ses choix et modalités d’investissement, bâtir la confiance avec le secteur privé, investir de manière équitable et transparente, assurer un bon usage des fonds publics, résister aux pressions et influences, rendre compte à la nation. S’il peut s’inspirer de l’expérience, il aura à cœur de le faire grâce à une gouvernance forte et cohérente, à une doctrine d’investissement claire, à des équipes et des processus internes d’un haut niveau de professionnalisme et à des administrateurs indépendants crédibles et loyaux.
[1] Missions visant à garantir un fonctionnement de l’entreprise conforme à la loi et aux règles de place, à sa mission et à ses valeurs, à l’intérêt de ses actionnaires et, plus généralement à celui de ses « parties prenantes »)
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